références philosophiques

Thèmes

afrique amour ange animal animaux argent article background bébé belle blog bonne

Rubriques

>> Toutes les rubriques <<
· Culture (4)
· Morale, bonheur, liberté (10)
· Philosophie générale (2)
· Science (7)
· Société, travail et politique. (9)
· Sujet (0)

Rechercher
Derniers commentaires Articles les plus lus

· Rousseau : le désir et le bonheur
· Le désir selon Dom Juan. Acte I sc 2
· Comment s'épanouir au travail ?
· Le doute scientifique, une attitude exemplaire
· Paléontologie: Zadig mène l'enquête

· Société, travail et politique.
· Le consensus philosophique
· Le besoin d'obéir
· payer pour jouir, est-ce mal ?
· Orientation
· un peu d'histoire
· L'origine de l'univers
· Philosophie sur Arte
· De l'art, contemporain et accessible.
· Mensonge méritocratique

Voir plus 

Statistiques

Date de création : 18.10.2010
Dernière mise à jour : 03.04.2013
39 articles


science et dogme

Publié le 03/04/2013 à 20:09 par adlibitum Tags : image création blog monde bonne article histoire background nature femmes internet lecture citation

 

Des conservateurs américains nient la relativité d’Einstein

De la part des ultra-conservateurs américains, on croyait avoir tout entendu en matière d'attaques anti-science, notamment au cours de l'année électorale 2012 : offensive créationniste contre l'évolution darwinienne et son enseignement dans les écoles, négation du réchauffement climatique menant à des absurdités comme la volonté de légiférer pour obliger les chercheurs à estimer l'élévation future du niveau des océans à partir de formules décidées par les responsables politiques, remise en cause par le gouverneur de Floride Marco Rubio de l'âge de la Terre établi par la science, campagnes anti-vaccination... C'était déjà beaucoup. Mais le tableau n'était en réalité pas complet. J'ai en effet, grâce à un internaute anonyme que je remercie ici, découvert que certains conservateurs américains s'en prenaient aussi à la théorie de la relativité sur le site Conservapedia.

Avant d'aller plus loin, il faut décrire un peu le projet Conservapedia. Il a été lancé en novembre 2006 par le juriste Andrew Schlafly, très engagé à droite sur la défense des valeurs traditionnelles chrétiennes et dans des domaines comme le créationnisme ou le mouvement anti-avortement. L'histoire raconte que c'est en s'apercevant que les modifications qu'il faisait dans Wikipedia au sujet du débat sur l'introduction du créationnisme dans l'enseignement étaient, pour des raisons de neutralité, systématiquement effacées par les modérateurs de l'encyclopédie en ligne que M. Schlafly a eu l'idée de créer sa propre version de Wikipedia, dans laquelle il pourrait défendre ses valeurs sans craindre la "censure". Le site est très clairement sur une ligne ultra-conservatrice et religieuse. De ce point de vue, il n'est guère étonnant de le voir s'attaquer à l'évolution darwinienne, laquelle, n'étant pas jugée compatible avec la Bible, est devenue la cible scientifique favorite des fondamentalistes chrétiens (et aussi de certains musulmans comme on a pu le voir en Turquie)... On ne sera pas plus surpris d'apprendre que l'entrée sur l'avortement fait partie des plus consultées ni de savoir que le site colporte des contre-vérités à ce sujet comme le pseudo-lien entre avortement et cancer du sein, ce afin de dissuader les femmes d'avoir recours à l'IVG.

En revanche, il est plus curieux de trouver une agressivité non dissimulée envers la relativité. Visiblement, son tort est, je cite, d'être "fortement promue par des gens de gauche qui aiment son soutien au relativisme moral et sa tendance à induire les gens en erreur sur leur façon de voir le monde"(car il n'y a apparemment qu'une seule bonne façon de voir le monde). Autre argument : "pratiquement aucun de ceux à qui on enseigne la relativité et qui y croient ne continue de lire la Bible"... Dans les faits, l'entrée sur Albert Einstein dans Conservapedia fait passer le savant pour un plagiaire, un simple contributeur à la théorie de la relativité restreinte (qu'il aurait "pompée" dans les travaux de Lorentz et Poincaré) et à celle de la relativité générale, ce qui est encore plus grotesque. Quant à l'entrée sur la relativité, elle consacre deux de ses parties à assurer que la théorie manque de confirmations alors même que le premier souci d'Einstein avait été de la tester en expliquant le phénomène, incompréhensible jusqu'alors, de la précession du périhélie de Mercure. De nombreuses mesures ont aussi amplement démontré que, comme prévu par la théorie, la masse des étoiles déformait l'espace-temps et pouvait dévier la trajectoire des rayons lumineux venant d'astres situés derrière elles. Conservapedia affirme également que le GPS ne prend pas en compte les effets relativistes, ce qui est un mensonge éhonté.

Mais la palme du négationnisme scientifique doit être réservée à une page faisant la liste des 48 (pas moins...) preuves que la relativité est fausse. Autant dire que c'est 47 de trop : si une seule était avérée, la théorie aurait été abandonnée (ou amendée) et il y a fort à parier que les médias en aurait fait leurs choux gras comme lorsqu'on a prématurément annoncé avoir mesuré des neutrinos plus rapides que la lumière... Cette fausse information figure d'ailleurs dans la liste des 48 alors qu'il a été assez vite établi que l'effet supraluminique était dû... à un problème de branchement informatique. De la même manière, Conservapedia prend comme argument la fameuse anomalie Pioneer, force mystérieuse qui freinait les sondes du même nom dans l'espace, et dont on a fini par comprendre l'origine en 2012 : les moteurs, en émettant des photons qui allaient frapper l'antenne des sondes, étaient la source même de leur ralentissement. Rien dans cette histoire ne prend la relativité en défaut.

Plusieurs de ces 48 pseudo-preuves n'ont pas de lien direct avec la relativité et elles montrent surtout que ceux qui les ont rassemblées – lesquels semblent vouloir se contenter de la théorie newtonienne de la gravitation – ne comprennent pas grand chose au sujet. Un constat que confirme l'examen de leurs sources. Pour ces 48 contre-exemples, on compte seulement 30 références et parmi ces 30 références, une seule est un article publié dans une revue scientifique à comité de lecture (les autres proviennent de magazines, de sites Internet, voire de forums en ligne...). Pour la petite histoire, il s'agit d'une lettre d'une page parue dans Nature en 1970... et qui ne réfute pas la relativité.

Pour terminer,je tiens à attirer l'attention sur le fait que, dans cette longue liste d'arguments exposés à tort et à travers, figurent deux "preuves" d'un genre très particulier puisqu'il s'agit de citations de la Bible. La première se rapporte à la création du ciel dans la Genèse, vue comme la preuve de l'existence de l'éther, cette substance censée remplir l'espace qui a été une des principales victimes de la relativité. La seconde citation est tirée des Evangiles selon Jean et Matthieu, lorsque Jésus guérit le fils d'un fonctionnaire du roi. Se produisant instantanément et à distance, donc plus vite que la lumière, cette guérison miraculeuse prouverait que la théorie de la relativité est fausse... si l'on pouvait démontrer que les miracles divins doivent se conformer aux lois de la physique.

A priori, on pourrait se dire qu'il vaut mieux en rire qu'en pleurer. Ce serait oublier que ce site Internet est le reflet d'une frange non négligeable de la population de la première puissance mondiale. En plus de vouloir maintenir la science entre les bornes de la religion, Conservapedia tente de transmettre, sous le couvert d'une approche encyclopédique, un certain nombre de contre-vérités inquiétantes à un public qui, parfois, cherche simplement des réponses à ses questions. Ce public d'internautes n'est pas forcément armé pour faire face aux mensonges de la propagande élaborée par des fondamentalistes chrétiens, lesquels ont mis au point, notamment au sujet du créationnisme, une stratégie habile faisant semblant de combattre la science avec ses propres armes. Sur sa page d'accueil, Conservapedia revendique plus de 450 millions de pages vues.

Pierre Barthélémy

 

http://passeurdesciences.blog.lemonde.fr/2013/04/03/des-conservateurs-americains-nient-la-relativite-einstein/

Sommes-nous câblés pour argumenter ?

Cette irrationalité inhérente à l'esprit humain, dont nous avons déjà présenté plusieurs aspects dans nos colonnes, d'où vient-elle ? Si la raison a été réellement développée pour nous permettre de résoudre des problèmes complexes, elle aurait dû se montrer plus efficace. C'est le lièvre que soulève un article du New Scientist(réservé aux abonnés, mais ses sources sont disponibles en ligne). La réponse la plus évidente est que la raison n'a pas pour but de trouver des solutions.

 

Le raisonnement sert-il d'abord à convaincre ?

Fondamentalement, nous explique-t-on, l'homme est un animal social dont l'intelligence a évolué au sein d'un groupe. Nos fonctions mentales les plus évoluées, comme le langage, ne sont peut-être pas apparues pour gérer directement les difficultés matérielles de l'environnement, mais plutôt comme moyen de faciliter la communication à l'intérieur de la tribu. Lorsqu'on examine une faculté comme le raisonnement, il faut donc replacer celle-ci dans le contexte social où elle s'est développée. Son but, nous explique le New Scientist, ne serait pas de trouver des solutions, mais de convaincre nos partenaires de la force de nos propositions en argumentant. Cette théorie du "cerveau machiavélique" a été émise par Dan Sperber et Hugo Mercier dans un article " Why do humans reason ? Arguments for an argumentative theory (.pdf)" (on notera l’ironie du titre ! : "Pourquoi les humains raisonnent ? Arguments pour une théorie argumentative" - que nous avions déjà évoqués dans La théorie argumentative : le rôle social de l'argumentation). Hugo Mercier travaille à l'université de Neuchâtel. Quant à Dan Sperber, le New Scientistle donne comme professeur à l'université de Budapest. Mais cet anthropologue français a d'autres casquettes. Il occupe notamment le poste de directeur émérite àl'institut Jean Nicod à Paris, célèbre centre d'études des sciences cognitives. Sperber est l'un des représentants les plus connus de l'école de "l’anthropologie cognitive". Grosso modo, on peut dire que l’anthropologie cognitive considère qu'on retrouve des fonctions cognitives fondamentales qui expliquent le comportement humain en deçà des variations qu'on découvre dans les différentes civilisations, à l'opposé d'une anthropologie plus classique qui considère que ces comportements résultent avant tout de la culture. De nombreux anthropologues cognitifs se sont illustrés dans l'étude des fondements de la religion, par exemple Pascal Boyer, français basé aux Etats-Unis, et auteur de Et l'homme créa les dieux ou encoreScott Atran, (qui a écrit Au nom du Seigneur : la religion au crible de l'évolution), américain, mais enseignant (entre autres) en France. Une distribution très franco-internationale ! On retrouvera pas mal des acteurs de cette école (dont Sperber et Mercier) sur le blog de l'"International Institute for Cognition and Culture", en anglais malgré la forte proportion d’auteurs francophones.

Afin de l'emporter dans le débat, certains biais propres à notre fonctionnement mental se seraient particulièrement développés. En premier lieu, le biais de confirmation, l'une des erreurs épistémologiques les plus courantes. On sait que le meilleur moyen de prouver la validité d'une théorie, n'est pas d'accumuler des données susceptibles de la confirmer (on en trouvera toujours) mais de trouver un fait, un seul, capable de la réfuter. Ainsi, on croyait qu'une des caractéristiques du cygne était sa blancheur. Des milliers d'observations sur des siècles confirmaient cette théorie. Il a suffi, un jour, qu'on découvre un cygne noir en Australie pour réfuter cette idée (c'est de là que vient l'expression "cygne noir", popularisée par Nicholas Taleb, pour décrire les évènements surprenants et contre-intuitifs).

Un autre exemple cité par le New Scientist est la façon dont nous sommes sensibles à la manière dont les arguments sont présentés. Par exemple, si je dis que, face à une catastrophe, le plan A permet de sauver 200 habitants d'un village de 600 personnes, tandis qu'avec le plan B, un tiers des personnes ont une chance de survivre tandis que les deux tiers mourront, les gens choisiront le premier plan, alors que les deux branches de l'alternative sont en réalité identiques. Dans le premier cas, j'ai insisté sur la survie possible. Dans le second, j'ai mentionné les fortes chances que chacun des villageois avait de mourir.

 

Des biais innés ?

Naturellement objectera-t-on, rien ne dit que le cerveau ait évolué de cette manière, c'est juste une hypothèse. Quels sont les éléments qui permettraient de l'appuyer (en dehors de la force de l’argumentation !). Après tout, un des reproches souvent adressés à la psychologie évolutionniste est que contrairement à la biologie, il n’existe aucun fossile nous permettant de retracer l'évolution des fonctions mentales. D'abord, ce n'est pas tout à fait vrai. Comme le montre Steve Mithen, un "archéologue cognitif" (ça existe !), ces fossiles existent bel et bien : ce sont les artefacts laissés par nos ancêtres, dont l'analyse peut révéler bien des aspects de leur comportement. L'autre méthode pour établir une théorie de psychologie évolutionniste consiste à établir des expériences pour voir si certaines facultés mentales se développent "naturellement" ou si au contraire elles sont le produit d’une éducation ou d'une culture.

D'où l'importance du travail avec les enfants. Hugo Mercier affirme dans un papier sur le sujet que les enfants sont capables très jeunes d'utiliser des arguments pour justifier leurs actions de manière convaincante. Face à une faute morale, par exemple le vol d'un jouet, ils se montrent très vite susceptibles d’élaborer des défenses argumentées (ce jouet était à moi, c'est l’autre qui a commencé, etc.). Dès 18 mois, les petits sont en mesure de justifier leurs actions, avec le peu de vocabulaire dont ils disposent. Mais les enfants, explique Mercier, sont aussi tout à fait capables de critiquer les arguments des autres.

En fait, le biais de confirmation serait, explique Mercier, fondamentalement lié à la motivation. Si nous ne cherchons pas la vérité, mais plutôt à "gagner" dans la discussion, il est préférable de mettre en avant les arguments qui soutiennent notre point de vue que chercher ceux qui pourraient le contredire.


Un avantage pour l'intelligence collective ?

Cette analyse du "cerveau social" peut paraître désespérante au premier abord, dans une perspective rationaliste classique. En fait, elle apporte de l'eau au moulin des nouvelles théories concernant l'intelligence collective.

Car paradoxalement si le cerveau seul n'est pas rationnel, lors d'un raisonnement en groupe, ces différents biais cognitifs peuvent s'avérer avantageux. En effet, comme le rappelle Mercier dans un article (qui remplacera avantageusement, pour les non-abonnés, la lecture de l’article du New Scientist), seule la production des arguments est viciée, pas son évaluation. Comme on l'a vu, les enfants peuvent très bien critiquer les arguments des autres. Ainsi, explique-t-il, le biais de confirmation pourrait apparaître comme une "division cognitive du travail". Dans un groupe, chacun défendra son opinion en apportant les données qui la confirment. A charge pour les autres de la réfuter. En revanche, cela montre qu'il devient plutôt dangereux de raisonner tout seul : on risque de confirmer en boucle ses propres croyances.

Ce fonctionnement propre à l'esprit humain pourrait avoir des conséquences sur notre manière de gérer les questions politiques, car il donne, toujours selon Mercier, un nouveau sens à la pratique de la démocratie délibérative – l'idée selon laquelle d'importantes décisions concernant la collectivité doivent être prises après une multitude de discussions entre les citoyens. "Notre théorie explique très bien pourquoi la délibération pourrait s'avérer un outil très efficace", affirme-t-il.

"En se basant sur un point de vue dominant, cartésien, les gens ont tenté pendant des années de réformer notre façon de raisonner : en enseignant la pensée critique, en nous poussant à nous débarrasser de nos biais, en faisant de chacun de nous un Kant. Cette approche n'a pas été couronnée de succès. Ce n'est pas surprenant selon notre théorie, parce qu'on a essayé de réformer quelque chose qui fonctionne parfaitement bien- comme si on avait décidé que les mains étaient faites pour marcher et qu'il faudrait enseigner cela à tout le monde. Au contraire, nous affirmons que le raisonnement fait très bien ce qu'il est censé faire - argumenter - et qu'il produit de bons résultats dans dans de bons contextes d'argumentation."Naturellement, la question du contexte, justement, a son importance. Comme le note Mercier, les groupes où tout le monde est d'accord ne produiront pas de bons résultats. Ce n'est pas si évident en politique, où les gens ont plutôt tendance à se retrouver en fonction d'affinités idéologiques (ou alors à s'étriper sans s'écouter mutuellement). Mais finalement, le meilleur espace d'argumentation possible n'est peut-être pas le débat traditionnel, mais le lieu où les rencontres les plus improbables se multiplient, comme ce bâtiment 20 du MIT dont Jonah Lehrer faisait récemment l'éloge...

 

Rémi Sussan

Les conspirateurs du tabac

Publié le 25/02/2012 à 17:11 par adlibitum Tags : amour fond homme chez france histoire monde message travail nature mort cadre livre argent texte divers chiens cadres bonne

LE MONDE CULTURE ET IDEES | 25.02.12 | 14h16   •  Mis à jour le 25.02.12 | 14h19STANFORD (ETATS-UNIS), ENVOYÉ SPÉCIAL Si vous souhaitez rester convaincu que l'on fume parce que c'est agréable et que c'est ainsi, tournez la page. Vous avez tout à perdre à lire ce qui suit. Mais peut-être avez-vous envie de savoir pourquoi les gens fument et pourquoi il leur est aussi difficile de s'arrêter. De savoir pourquoi autant d'entre eux devraient en mourir. Et de comprendre pourquoi tout cela nous semble aussi normal. Pour cela, il faut entrer dans la salle des machines de la plus vaste entreprise d'ingénierie du consentement jamais menée à bien. C'est un endroit compliqué. C'est un enchevêtrement d'hommes et d'institutions devenus les rouages d'une subtile mécanique, capable d'infiltrer la culture et la science, desubvertir la médecine et de corrompre en masse. Et, pour vous guider dans ce dédale, Robert Proctor est la personne qu'il vous faut. Robert Proctor, 57 ans, n'est ni un conspirationniste ni un hygiéniste acharné. Historien des sciences, professeur à la prestigieuse université Stanford (Californie), il est l'auteur de Golden Holocaust, un livre qui paraît ces jours-ci aux Etats-Unis et qui inquiète sérieusement l'industrie américaine du tabac. Au point qu'elle a eu recours à toutes les voies légales pour tenter de mettre la main sur le manuscrit avant sa publication. Sans succès.

Qu'y a-t-il dans ce pavé de 750 pages qui trouble tant des géants comme RJ Reynolds ou Philip Morris ? Il y a leurs propres mots. Leurs petits et grands secrets, puisés dans les mémos et les messages internes, dans les rapports confidentiels, dans les comptes rendus de recherche de leurs propres chimistes, de leurs propres médecins. Le fait est peu connu en France : cette précieuse et explosive documentation – les "tobacco documents" – est publique depuis la fin des années 1990. En 1998, le Master Settlement Agreement, qui clôt les poursuites engagées par 46 Etats américains contre les cigarettiers, ne comprend pas qu'un volet financier (le versement de 250 milliards de dollars – 188 milliards d'euros – échelonnés sur deux décennies), il ordonne aussi la mise dans le domaine public des secrets de l'industrie.

INFILTRATION

Des millions de documents, recouvrant plus de cinq décennies, ont ainsi été exfiltrés des quartiers généraux des grands cigarettiers et confiés à l'université de Californie à San Francisco, chargée de bâtir la Legacy Tobacco Documents Library, et de mettre sur le Net ce fabuleux corpus. Treize millions de documents, soit plus de 79 millions de pages, sont déjà numérisés. De nouveaux sont ajoutés chaque jour ou presque. C'est au prisme de ces archives que Golden Holocausttente de raconter une histoire globale de la cigarette. Robert Proctor épluche les"tobacco documents" depuis plus de dix ans. De quoi devenir paranoïaque. Entre mille autres choses, il y a découvert que le professeur qui l'a recruté à Stanford, voilà de nombreuses années, avait secrètement émargé chez les géants du tabac. Il y a aussi compris pourquoi une de ses demandes de financement avait été refusée par la National Science Foundation (principale agence fédérale de financement de la recherche américaine) : celui qui examinait les dossiers touchait de l'argent du tabac...

Tous ceux qui ont passé du temps sur les "tobacco documents" sont peu ou prou arrivés aux mêmes conclusions. Les experts de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) en ont tiré un rapport explosif de 260 pages, publié en juillet 2000, montrant comment les cigarettiers avaient infiltré leur organisation grâce à des associations écrans ou à des scientifiques secrètement payés par eux. Le tout, bien sûr, pour entraver la mise en oeuvre de politiques de contrôle du tabac. Et lors des poursuites engagées en 1999 par l'administration Clinton, en partie fondées sur les "documents", les procureurs fédéraux ont plaidé que les manufacturiers américains du tabac ont "préparé et exécuté – et continuent à préparer et exécuter– un vaste complot depuis un demi-siècle pour tromper le public".

5,5 MILLIONS DE MORTS PAR AN

La cigarette, ce sont d'abord des chiffres. Des chiffres colossaux. Chaque année, la cigarette tue plus que le paludisme, plus que le sida, plus que la guerre, plus que le terrorisme. Et plus que la somme des quatre. Plus de cinq millions et demi de vies emportées prématurément chaque année. Cent millions de morts au XXesiècle ; sans doute un milliard pour le siècle en cours.

Réfléchir au tabac donne le vertige et la nausée. Chaque année, il se produit suffisamment de cigarettes pour emplir 24 pyramides de Khéops. Leur combustion déposera quelque 60 000 tonnes de goudron au fond de poumons humains. On peut aussi aborder la question en se demandant ce que l'homme a inventé de plus inutilement dangereux pour lui-même : rien. "La cigarette, résume Robert Proctor,est l'invention la plus meurtrière de l'histoire de l'humanité."

Il y a d'autres chiffres, d'autres calculs. "A chaque million de cigarettes fumées au cours d'une année, il y aura un mort prématuré dans les vingt-cinq ans qui suivent. C'est une loi qui est valable à peu près partout", constate Robert Proctor. Cette macabre règle de trois a des applications inattendues. Comme celle de savoircombien de morts ont causé les mensonges des hauts cadres de "Big Tobacco".

"MAINTENIR LA CONTROVERSE VIVANTE"

Le 14 décembre 1953, les grands patrons du tabac se retrouvent discrètement à l'hôtel Plaza de New York. Quelques mois auparavant, des expériences menées sur des souris ont montré que le produit qu'ils vendent est cancérigène – ce que les médecins allemands savaient depuis les années 1920 –, et des journaux commencent à évoquer cette possibilité. Au terme de réunions avec le patron de Hill & Knowlton, conseiller en relations publiques, les géants du tabac se lancent dans une entreprise de propagande et d'instrumentalisation du doute scientifique qui retardera la prise de conscience des ravages de la cigarette. Il faut "maintenir la controverse vivante". Un cadre de Brown & Williamson l'écrit dans un célèbre mémo, découvert dans les "tobacco documents ""Le doute est ce que nous produisons." Avec succès. Ce n'est qu'en 1964 que les autorités sanitaires américaines commenceront à communiquer clairement sur le lien entre tabac et cancer du poumon.

Dix ans de retard. "Si on décale les courbes de la consommation du tabac, c'est-à-dire si on place en 1954 le début de fléchissement constaté à partir de 1964, on voit que 8 000 milliards de cigarettes "en trop" ont été consommées aux Etats-Unis. Elles n'auraient pas été fumées si le public avait su la vérité dix ans plus tôt, explique Robert Proctor. Cela représente environ huit millions de morts dans les décennies suivantes." Les mensonges d'une demi-douzaine de capitaines d'industrie provoquant la mort de plusieurs millions de personnes ? Une fiction qui mettrait en scène une conspiration de cette ampleur serait taxée d'irréalisme ou de loufoquerie...

Tout ne commence pas en décembre 1953. D'autres manoeuvres sont plus anciennes. Le plan Marshall, par exemple. Le grand programme d'aide à la reconstruction de l'Europe dévastée par la seconde guerre mondiale a également été "mis à profit par les cigarettiers américains pour rendre les populations européennes accros au tabac blondflue-cured, facilement inhalable". Tout est là. Le flue-curing est une technique de séchage des feuilles de tabac qui se répand largement aux Etats-Unis à la fin du XIXe siècle, et qui permet de rendre la fumée moins irritante, donc plus profondément inhalable. Or jusque dans la première moitié du XXe siècle, on fume encore, dans une bonne part de l'Europe continentale, du tabac brun, très âcre, beaucoup moins dangereux et addictif. Car plus la fumée peut pénétrer profondément dans les poumons, plus l'afflux de nicotine dans l'organisme est rapide, plus l'addiction qui se développe est forte. Et plus les dégâts occasionnés sur les tissus pulmonaires sont importants. "Au cours de la réunion de Paris (le 12 juillet 1947) qui a mis en mouvement le plan Marshall, il n'y avait aucune demande des Européens spécifique au tabac, raconte Robert Proctor. Cela a été proposé et mis en avant par un sénateur de Virginie. Au total, pour deux dollars de nourriture, un dollar de tabac a été acheminé en Europe."

"RENDRE LES FUMEURS LE PLUS ACCRO POSSIBLE"

Le succès de la cigarette repose toujours, aujourd'hui, sur le talent des chimistes de "Big Tobacco" pour rendre la fumée plus douce, plus volatile, plus pénétrante. Les fumeurs, qui connaissent cette sensation de piquante fraîcheur aux poumons, tiennent pour naturel et normal de fumer ainsi. "Avaler" la fumée, dit-on. C'est au contraire le résultat d'une chimie pointue et compliquée. Plusieurs centaines de composés - accélérateurs de combustion, ammoniac, adjuvants divers, sucres, etc. - sont ajoutés au tabac. Ils rendent la fumée moins irritante, plus inhalable. "On peut dire que la cigarette est véritablement un produit défectueux en ce sens qu'il est beaucoup plus nocif qu'il ne devrait "normalement" l'être... Il est modifié pourrendre les fumeurs le plus accro possible et cela le rend plus dangereux", explique Robert Proctor.

Parfois, ce qu'on retrouve dans les cigarettes n'a pas été ajouté par les chimistes de l'industrie, mais par les caprices de la nature. Ainsi du polonium 210. Pour des raisons non encore éclaircies, la feuille de tabac a une détestable propriété : elle fixe et concentre cet élément radioactif naturellement présent dans l'environnement à des teneurs infimes. Les "tobacco documents" montrent que, dès les années 1950, l'industrie a découvert cette vérité qui dérange. Elle ne divulguera rien. Les premières publications indépendantes sur le sujet n'interviendront qu'au milieu des années 1960...

Golden Holocaust raconte par le menu comment les cadres de l'industrie ont réagi à ce "petit souci" de qualité du produit fini. Et le luxe de détails prodigués par les"tobacco documents" fait basculer dans un univers sidérant. Dans un premier temps, les cigarettiers cherchent à se débarrasser de cet élément radioactif. Ils fontmener des travaux qu'ils gardent secrets. Car les publier pourrait "réveiller un géant endormi" ("waking a sleeping giant", dans le texte), écrit un cadre de Philip Morris à son patron, en 1978, ajoutant : "Le sujet va faire du bruit et je doute qu'il faille fournirdes faits."

Plusieurs solutions sont découvertes. Changer d'engrais ? Traiter les feuilles de tabac à l'aide d'un bain d'acide ? Sélectionner les feuilles les moins chargées en polonium ? Aucune de ces solutions ne sera, semble-t-il, retenue. Car résoudre ce problème ne procure pas d'"avantage commercial ", selon l'expression d'un haut cadre de RJ Reynolds, consignée dans les documents. Le passage des feuilles de tabac par un bain acide, par exemple, contraindrait à une "gestion spécifique"d'effluents radioactifs. Cela coûte de l'argent.

"UNE FORME D'ESCLAVAGE"

Surtout, redoutent les industriels, ce traitement pourrait affecter les propriétés chimiques de la nicotine, la rendant moins efficace à entretenir leur capital le plus précieux : l'addiction. Et puis, mieux vaut ne pas mettre sur la place publique ce problème, même si c'est pour annoncer l'avoir résolu. Dans les années 1980, Philip Morris ferme son laboratoire ad hoc. Surtout, ne pas réveiller le "géant endormi".

Quelque trente années plus tard, il dort toujours d'un sommeil de plomb. Combien de fumeurs savent qu'ils ont dans la poche un paquet de 20 tiges légèrement chargées de polonium 210 ? Combien savent qu'un paquet et demi par jour équivaut – selon une évaluation publiée en 1982 dans le New England Journal of Medicine – à s'exposer annuellement à une dose de rayonnement équivalente à 300 radiographies du thorax ? Combien savent que ce polonium 210 est responsable d'une fraction non négligeable des cancers contractés par les fumeurs ? Lorsqu'on sait, il y a quelque chose de tristement effarant à voir des militants antinucléaires griller une cigarette lorsqu'ils attendent, pour les intercepter, les convois d'oxyde d'uranium de l'industrie nucléaire ; eux-mêmes introduisent dans leur organisme un radioélément qui les irradiera de l'intérieur...

On mesure le succès d'une entreprise de propagande à l'aune de ce genre de paradoxe. Il y en a d'autres. Par exemple, le plaisir procuré par la cigarette. "C'est une pure fabrication de l'industrie, répond M. Proctor. C'est une différence fondamentale avec d'autres drogues comme l'alcool et le cannabis. La cigarette n'est pas une drogue récréative : elle ne procure aucune ébriété, aucune ivresse."Elle ne fait que soulager celui qui est accoutumé au tabac, elle le rend fonctionnel."C'est écrit en toutes lettres dans les documents : fumer n'est pas comme "boire de l'alcool", c'est comme "être alcoolique", dit Robert Proctor. Parmi ceux qui aiment la bière ou le vin, seuls 3 % environ sont accros à l'alcool. Alors qu'entre 80 % et 90 % des fumeurs sont dépendants. C'est une forme d'esclavage."

PROPAGANDE

Pourtant, l'American Civil Liberties Union (ACLU) – l'équivalent de notre Ligue des droits de l'homme – a fait campagne au début des années 1990 pour la "liberté" defumer sur le lieu de travail. Mais il est vrai que la prestigieuse ACLU venait, elle aussi, de toucher quelques centaines de milliers de dollars de l'industrie du tabac..."Comment peut-on parler de liberté lorsque 90 % des fumeurs interrogés disentvouloir s'arrêter sans y parvenir ?"Le novlangue d'Orwell n'est pas loin. "La guerre, c'est la paix", "l'amour, c'est la haine"professait le Parti omnipotent de 1984. Dans le monde du tabac, "l'esclavage, c'est la liberté".

Et ce message fait mouche. Les adolescents voient souvent dans la cigarette une manifestation d'esprit rebelle. Convaincre qu'inféoder ses fonctions biologiques à de grands groupes industriels tient de la rébellion, voilà un tour de force marketing, dont le projet est inscrit en toutes lettres dans les "tobacco documents" : il fautvendre aux jeunes l'idée que fumer procède d'une "rébellion acceptable".

Créer de toutes pièces des réflexes mentaux dans la population – qui ne résistent ni à l'analyse critique ni même au simple bon sens – est la part la plus fascinante de cette histoire. C'est le fruit d'investissements lourds. Depuis des décennies, les apparitions des marques de cigarettes dans le cinéma hollywoodien sont millimétrées, à coups de millions de dollars. D'autres millions sont investis par l'industrie dans la recherche biomédicale académique : non pour trouver des remèdes aux maladies du tabac mais, très souvent, pour documenter des prédispositions génétiques à des maladies, attribuées ou non à la cigarette... "Des sommes colossales ont été injectées par le tabac dans la génétique fonctionnelle, au détriment des travaux sur les facteurs de risques environnementaux, dont le tabac,explique Robert Proctor. Cela crée ce que j'appelle un "macrobiais" dans la démarche scientifique. Cela contribue à développer l'idée que les maladies sont programmées en nous et qu'on n'y peut rien."

Infiltration de la culture, infiltration de la science. Il restait à Robert Proctor à endécoudre avec sa propre discipline. "J'ai aussi cherché les rats dans ma propre maison", déclare-t-il. Une cinquantaine d'historiens – la plupart financés ou secrètement payés par les cigarettiers – ont formulé lors des procès du tabac des témoignages favorables aux industriels. Dans les "tobacco documents", les cigarettiers parlent de développer une "écurie" de savants. Seuls deux historiens américains – dont l'auteur de Golden Holocaust – ont témoigné du côté des malades.

L'histoire est un enjeu important, crucial même. "Aborder l'histoire d'une certaine façon, conclut le professeur de Stanford, comme, par exemple, dans cette étude présentant "les origines de la controverse du tabac dans l'Angleterre du XVIIesiècle", permet de normaliser un phénomène qui, regardé autrement, serait simplement intolérable." Il faut inscrire la cigarette comme une variable banale de l'Histoire longue pour occulter le caractère inédit de l'addiction de masse qui s'est développée depuis le milieu du siècle dernier.

Peser sur l'histoire et les sciences sociales pour fabriquer le consentement. Philip Morris a formalisé ce projet en 1987 sous le nom de Project Cosmic – un plan destiné à "créer un réseau extensif de scientifiques et d'historiens partout dans le monde", toujours selon les "tobacco documents ""Il s'agissait de recruter des savants dont les travaux ou les idées pourraient contribuer à forger une "narration" favorable aux industriels", explique Robert Proctor.

Cas pratique, parmi tant d'autres. Dans les années 1990, l'historien travaillait sur un sujet original et peu défriché : les politiques de santé publique dans l'Allemagne nazie et la guerre qu'Hitler avait déclarée à la cigarette. L'un de ses articles sur le sujet fut accepté en 1997 par le Bulletin of the History of Medicine. Mais, quelques années plus tard, la revue a refusé un autre de ses articles  – cette fois sur l'industrie américaine du tabac. Lorsqu'une étude permet de nourrir un amalgame entre contrôle du tabac et totalitarisme, elle est acceptée ; lorsqu'elle dérange les industriels, elle est rejetée... Pour comprendre, dit Robert Proctor, "il suffit deregarder la composition du comité éditorial de la revue et les liens financiers de certains de ses membres avec le tabac". Les chiens de garde du Project Cosmic surveillaient les portes de la revue savante.

Contactés par Le Monde, les cigarettiers cités n'ont pas souhaité commenter les travaux de M. Proctor.

Stéphane Foucart

réflexion sur les civilisations

Publié le 12/02/2012 à 19:00 par adlibitum Tags : article

un article composé de plusieurs réactions  au discours du ministre de l'intérieur français

http://www.lemonde.fr/idees/ensemble/2012/02/07/pourquoi-evoquer-la-superiorite-d-une-civilisation_1640047_3232.html

Comment s'épanouir au travail ?

 

par Dominique Méda, professeure de sociologie à l'université Paris-Dauphine

C'est au moment où les chiffres du chômage ne cessent de grimper que la question du sens du travail revient avec force dans le débat français. S'exprime désormais de plus en plus nettement l'idée que le travail a été le grand oublié des trente dernières années.

Parallèlement, les responsables politiques semblent s'accorder sur l'idée que la "valeur travail" a été dégradée, les uns imputant cette situation à la législation sur les 35 heures et à la préférence française pour le loisir et/ou l'assistance, les autres à la préférence donnée à la rémunération du capital sur l'augmentation des salaires. Tous disent vouloir redonner sa place au travail et remettre la question de son sens au centre de leurs préoccupations. Quelles en seraient les conditions ?

Pour répondre à cette question, il nous faut d'abord revenir sur ce que recouvre la notion de travail et en souligner la nature non univoque. Notre idée moderne du travail est en effet le produit non retraité de la sédimentation de plusieurs "couches" de signification déposées au cours des derniers siècles. Depuis les travaux d'Adam Smith, le travail est représenté comme un "facteur de production", c'est-à-dire comme un moyen au service d'une fin qui est la création de richesse.

Mais au XIXe siècle se fait jour l'idée nouvelle que le travail est une liberté créatrice, qui permet à l'homme de transformer le monde, de faire celui-ci à son image et de s'exprimer. Le travail apparaît alors comme l'"essence de l'homme". Cet apport spécifique du XIXe siècle est théorisé par Hegel et Marx. Le XXe siècle nous a, quant à lui, légué sa vision du travail comme pivot de la distribution des revenus, des droits et des protections et le moyen de l'intégration de l'individu dans la société qui a marqué l'avènement de la société salariale.

Ces trois dimensions, qui se sont développées les unes après les autres au cours des derniers siècles, coexistent dans notre représentation commune du travail. Nous considérons celui-ci à la fois comme un facteur de production, comme l'essence de l'homme, comme le support de droits et de protections et le moyen de l'intégration dans la société. Mais ces dimensions sont contradictoires : si le travail est d'abord un facteur de production, il n'est qu'un instrument au service d'autre chose - qui est donc l'objectif final. C'est le niveau de la production, du chiffre d'affaires ou du profit qui importe, et non l'activité de travail ou le travailleur, dont le plein développement est au contraire le but lorsque le travail est avant tout considéré comme l'"essence de l'homme".

Le rapport des individus au travail se caractérise par la même diversité. Les enquêtes montrent des Français partagés en trois classes à peu près égales entre ceux qui considèrent que le travail est un gagne-pain, ceux qui y voient un vecteur d'épanouissement et ceux pour lesquels il s'agit du moyen d'avoir une place dans la société. Cette partition recouvre des différences d'appréciation très polarisées selon les catégories socioprofessionnelles, les revenus et les types de professions.

Ainsi, les indépendants, cadres, chefs d'entreprise, artisans-commerçants, professions intellectuelles, professions des arts et spectacles se retrouvent-ils du côté d'un travail considéré comme source d'identité, d'épanouissement et de réalisation de soi, cependant qu'une part importante des ouvriers et employés se retrouvent du côté du travail comme gagne-pain, voire comme contrainte, illustrant ce que Galbraith dénonçait dans Les Mensonges de l'économie, vérités pour notre temps (Grasset, 2004) : "Le paradoxe est là. Le mot "travail" s'applique à ceux pour lesquels il est épuisant, fastidieux, désagréable, et à ceux qui y prennent plaisir et n'y voient aucune contrainte (...) . "Travail" désigne à la fois l'obligation imposée aux uns et la source de prestige et de forte rémunération que désirent les autres, et dont ils jouissent. User du même mot pour les deux situations est déjà un signe évident d'escroquerie."

En revanche, l'ampleur des attentes posées sur le travail est commune à toutes les classes sociales : les Français sont les plus nombreux en Europe à déclarer que le travail est "très important" et à placer l'intérêt et l'ambiance de travail devant la sécurité de l'emploi et la rémunération. Et si la France est le pays où ces attentes de réalisation de soi dans le travail semblent les plus développées, nos voisins manifestent tous leur souhait d'un travail permettant de continuer d'apprendre, de réussir quelque chose et d'exprimer leur singularité.

Une enquête récente, dont Daniel Mercure et Mircea Vultur viennent de rendre compte dans La Signification du travail (Presses universitaires de Laval, 2010), montre le déploiement de ces mêmes attentes en termes d'expression de soi et d'épanouissement à l'égard du travail au Québec, qui leur font dire que désormais le "type" majoritaire parmi les travailleurs est "l'égotéliste" : "Il érige le moi en valeur suprême, entretient des liens d'appartenance ténus avec les collectifs de travail, tout en ayant une conception expérientielle du travail et une forte implication subjective dans l'activité productive ; il fait sien le principe d'être l'entrepreneur de lui-même et de son avenir professionnel". MM. Mercure et Vultur défendent l'idée que cette volonté de se réaliser, à l'oeuvre dans les sphères de vie depuis les années 1970, est en phase avec les souhaits et les évolutions du système socioproductif, qui réclame plus de flexibilité et d'investissement des travailleurs.

Les directions d'entreprise ont en effet entretenu et sollicité le développement de ces aspirations et d'une idéologie de "l'épanouissement au travail" en mettant en oeuvre, au cours des années 1980, des modes d'organisation du travail censés favoriser l'autonomie et la prise de responsabilité, et en sollicitant l'engagement personnel et la mobilisation subjective des salariés dans le processus de travail.

Mais n'ont-elles pas ainsi ouvert la boîte de Pandore ? N'existe-t-il pas un risque de voir s'instaurer un décalage explosif entre l'ampleur des attentes posées sur le travail et la capacité du système socioproductif à les satisfaire ? Sommes-nous prêts, pour l'éviter, à faire droit à ces exigences, c'est-à-dire à engager les transformations qui donneraient aux salariés la possibilité d'exercer les responsabilités qui sont attendues d'eux, à leur accorder la reconnaissance qui en est le corollaire et à faire en sorte que le travail devienne cette "oeuvre commune" à laquelle songeait Marx dans les Manuscrits de 1844 lorsqu'il écrivait : "Supposons que nous produisions comme des êtres humains (...). Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l'un vers l'autre."

A quelles conditions le travail pourrait-il ne plus être considéré comme un terme dans une équation - un facteur de production, un moyen au service d'une autre fin, un coût dont la diminution, voire la disparition conditionne la performance des organisations - mais comme partie intégrante des fins poursuivies par les organisations et par la société ? Georges Friedmann, l'auteur du Travail en miettes (Gallimard, 1971), André Gorz et plus récemment Matthew Crawford, un philosophe américain auteur de L'Eloge du carburateur (La Découverte, 2010), essai sur la place et le sens du travail, s'accordent sur les éléments qui, dans les temps modernes, font obstacle à la mise en oeuvre d'une conception du travail comme "essence de l'homme".

Le travail salarié se caractérise par la subordination, c'est-à-dire le fait d'être sous la direction et le contrôle d'un autre. La séparation entre la conception et l'exécution et la division du travail empêchent les salariés de maîtriser l'ensemble d'un processus, et donc de réaliser une oeuvre. Le régime de production capitaliste - quelles que soient les "variétés" de celui-ci - fait du travailleur un moyen au service de la réalisation d'un profit.

L'impératif d'augmentation permanente des gains de productivité et de la rentabilité se traduit de plus en plus souvent par l'intensification du travail des salariés en place, le recours à des formes d'emploi de plus en plus précaires et la réduction permanente du volume de l'emploi. Redonner du sens au travail supposerait donc, selon ces auteurs, une véritable révolution et une rupture avec l'économisme et le productivisme des temps modernes.

Mais dans le laps de temps plus ou moins long qui nous sépare du grand soir, plusieurs chantiers sont susceptibles de contribuer à la reconstruction du travail. Il est d'abord urgent de replacer la question du droit au travail au coeur de notre réflexion. Car l'absence de travail, si massive depuis si longtemps, est source de trop grands maux. Le partage de ce bien premier qu'est le travail - notamment grâce à une nouvelle phase de réduction et de redistribution du temps de travail - ainsi que l'octroi de moyens conséquents à la création d'emplois devraient en être la conséquence directe.

Remettre des règles dans le travail, ne plus considérer que quelques heures de travail constituent un véritable emploi, entourer de garanties le recours aux différentes formes de contrat et leur rupture, payer le travail à sa juste valeur est indispensable : le mot d'ordre du travail décent lancé par l'Organisation internationale du travail devrait devenir réalité en Europe, grâce à la mise en oeuvre de normes sociales communes. L'idée que l'entreprise doit devenir un espace de citoyenneté et qu'il serait légitime que les salariés participent pleinement à l'ensemble des décisions, développée récemment par Isabelle Ferreras, Armand Hatchuel et Blanche Ségrestin, ouvre des perspectives très innovantes.

Enfin, redonner au travail la première place suppose de substituer aux indicateurs de performance exclusivement quantitatifs et monétaires qui guident nos comportements (comme le PIB et le taux de rentabilité), des indicateurs capables de nous donner des informations plus sérieuses sur ce qui compte vraiment pour l'inscription de nos sociétés dans la durée : notre cohésion sociale et l'évolution de notre patrimoine naturel.

Adopter ces nouveaux indicateurs et un nouveau mode de développement plus attentif à l'évolution de nos vraies richesses constitue d'ailleurs sans aucun doute, grâce à la remise en cause de l'impératif d'augmentation permanente des gains de productivité, la principale manière de changer radicalement le travail.

 

LEMONDE |21.11.11 | 13h13   •  Mis à jour le 21.11.11 | 19h49

Appels au rétablissement de la peine capitale...

Publié le 21/11/2011 à 18:55 par adlibitum Tags : image merci femme belle france background homme vie enfants mort monde bande

Et voilà ça recommence. Toujours à partir d’un cas singulier, aucune hauteur donc, parce qu’au singulier on reste au ras des pâquerettes forcément. C’est la marque des discours extrémistes  entrainant les esprits moutonniers aux frontières de la souffrance humaine et de la révolte contre le mal qu’ils feignent de découvrir.

La France a aboli la peine de mort en 1981 après qu’un avocat ait donné la plus belle plaidoirie de sa vie à la suite du combat de sa vie. La France a ratifié la Traité de l’UE, la Charte des droits fondamentaux et la Convention européenne des droits de l’homme. Ces traités sont la parole donnée des Etats. Revenir dessus ce serait renier sa parole. C’est sans doute moins gênant quand il s’agit de commerce - fluctuant - mais quand il s’agit de la vie humaine même - immuable -, forcément on se doit de réfléchir.

 

http://www.atlantico.fr/decryptage/marine-pen-peine-capitale-apres-meutre-agnes-eric-morain-228410.html

On voit bien le risque de partir d’un cas particulier aussi dramatique soit-il. Il y a, à en écouter certains, d’abord les meurtriers et les violeurs d’enfants (mais comment faire quand les enfants en tuent d’autres ?) puis les tueurs de flics (mais rien pour les ministres, les parlementaires, les présidents de Conseils généraux et les maires ??), et après qui ?? Quelle est l’aune de la douleur ? Croyez-vous que l’homme qui vient de voir sous ses yeux sa femme et ses deux filles fauchées par un camion sur une bande d’arrêt d’urgence d’autoroute ait une douleur moindre que les parents de la pauvre Agnès morte dans les bois du Chambon-sur-Lignon?? Alors est-ce à l’Etat de décider l’aune de cette douleur qui est et reste indicible et personnelle comme un cas particulier. La norme pénale s’arrête à la vie de l’auteur de sa transgression fut-il l’auteur d’une atteinte à la vie sinon le pied est dans la porte comme le ver dans le fruit.

Robert Badinter disait que la peine de mort c’est couper un homme vivant en deux.Tout simplement. Tout horriblement. Comme aurait pu le faire ou l’ont fait un Hutu, un Serbe, un Tchéchène ou un Libyen.  Et même comme peut le faire Monsieur Michu, habitant du Gers, âgé de 65 ans et à la vie calme et tranquille. Comme peut le faire n’importe quel membre de la famille humaine - il n’y a pas de monstre seulement des actes monstrueux - , notre autre semblable qui nous renvoie à nos peurs, nos névroses et nos angoisses, et qui , par le mystère du passage à l’acte, va justement et tout aussi soudainement que mystérieusement passer à l’acte. Si nous voulons une justice comme une machine à distribuer des canettes avec distribution automatique de peines, gommons les acquits du passé, vivons dans cette vertu terrorisante, admirons ces Etats américains qui condamnent à vie des voleurs de pizzas récidivistes et condamnent à mort en une heure chrono.

Merci Monsieur le Procureur de la République de Clermont-Ferrand d’avoir appelé à la retenue face au déchaînement de haine illustré au travers du nouveau café du commerce que sont les commentaires des internautes sur des sites d’actualités. Sans compter une candidate à la présidentielle qui a oublié qu’elle fut avocate sans doute.

Sans être prophète du malheur il y aura d’autres meurtres odieux d’enfants, d’autres semblables violant et tuant nos semblables, il en est ainsi depuis que le monde est monde et l’élimination pure et simple a démontré tout autant son inefficacité que son inhumanité.Soyons dignes devant l’indicible, cherchons à comprendre pour mieux juger les mis en cause - parce que demain cela peut être nous ou nos proches- , donnons pleinement et judiciairement aux victimes le respect du à la douleur - parce que demain cela peut être nous ou nos proches- , que les dysfonctionnements soient sanctionnés - si ils sont avérés - pénalement, civilement, disciplinairement ou administrativement, éduquons nos enfants encore plus et encore mieux, et  restons  humains coûte que coûte, envers et contre tout, envers et contre tous, s’il le faut.

Le doute scientifique, une attitude exemplaire

Publié le 25/09/2011 à 12:31 par adlibitum Tags : image belle nature cadre monde

C'est une belle leçon de morale que viennent d'administrer les chercheurs du CNRS et du CERN, l'organisation européenne pour la recherche nucléaire, qui est aussi le plus grand laboratoire de physique du monde. Aprèsavoir découvert, dans le cadre d'une expérience baptisée "Opera", que des particules pouvaientvoyagerplus vite que la lumière, l'équipe de physiciens a passé six mois àtenter detrouverune faille à cette découverte. L'enjeu est de taille : si les résultats de ces travaux sont confirmés, ils mettront à bas la théorie classique de la relativité restreinte d'Albert Einstein, loi centrale de la physique depuis 1905.

Confrontés à des résultats qui bousculent la confortable routine des certitudes, les physiciens associés à cette expérience auraient pugarder leurs travaux pour eux. Ils ont choisi la démarche inverse. Vendredi 23 septembre, ils ont publié les résultats de leurs recherches, exposant de la manière la plus ouverte les détails de leur expérience et ses données brutes.

Amenés àmettre en doute la validité d'un principe cardinal de la physique, ils offrent ainsi à la communauté scientifique tous les moyens demettre à son tour en doute, méthodiquement, le fruit de leurs travaux. Ils s'exposent, volontairement, à la critique de leurs pairs. Au cours de ce processus, qui pourraêtre orageux, les arguments des uns et des autres seront entendus ; de nouvelles expériences seront sans doute menées ou imaginées, pourtrancher la question. Peu à peu se dégagera un consensus, et la science en sortira plus forte, ouvrant ou non la voie à de nouvelles théories capables de mieuxdécrire les lois de la nature. Les "neutrinos supraluminiques" - nom de ces particules fondamentales furtives - du laboratoire souterrain de Gran Sasso, en Italie, où ont eu lieu les mesures de la vitesse de leur propagation, seront peut-être à l'origine d'une nouvelle aventure pour la science. Dans l'immédiat, ils sont surtout le symbole de la soif desavoirdes communautés scientifiques, et de leur volonté de selibérer des convenances sociales, idéologiques ou économiques. Du scepticisme comme antidote à l'arrogance.

Scandales sanitaires, expertises défaillantes, corruption et conflits d'intérêts ont, depuis plusieurs années, terni l'image des scientifiques auprès du grand public. Ce qui se produit actuellement dans la communauté des physiciens est, au contraire, une remarquable manifestation de l'intégrité de la démarche scientifique.

Cette démarche a parfois été détournée par les conflits d'intérêts. Elle a puêtreinstrumentalisée pourcréer délibérément le doute, à des fins industrielles ou commerciales - sur la nocivité du tabac, de l'amiante, du Mediator, ou sur la réalité du changement climatique. Les faits eux-mêmes finissent le plus souvent par s'imposer. Il ne reste rien, aujourd'hui, de la fusion froide ou de la mémoire de l'eau. En ces temps de double crise mondiale, économique et écologique, on ne peut quesouhaiter aux économistes de s'inspirer, de l'extraordinaire liberté d'esprit des physiciens.


Edito du Monde LEMONDE | 24.09.11 | 14h02

Science pouvoir et peuple

Publié le 23/05/2011 à 12:17 par adlibitum Tags : france roman histoire animaux livre pensée internet

Dans un ouvrage monumental traduit en français pour la première fois, l'historien américain Clifford D. Conner propose une approche renouvelée, pour ne pas dire renversée, de l'histoire des sciences: face au temps événementiel de la découverte et des grands noms, il opppose le temps quotidien des artisans et des problèmes résolus pas à pas.

 

 

--------------

Les rapports de pouvoir ont toujours été articulés à des rapports de savoir, à la manière dont la connaissance était distribuée au sein de la société, monopolisée, investie, utilisée à des fins économiques ou politiques. La manière dont la science se forme et dont on pense qu'elle se forme a donc des incidences importantes. C'est avec ces problématiques que Clifford D. Conner a décidé de réexplorer l'histoire des découvertes scientifiques, en optant pour un point de vue proche de celui défendu en France par l'École des Annales: retrouver, derrière l'éclat des événements et le lustre des grands noms, la sédimentation des actions quotidiennes, des pratiques, des intérêts courts, bref, embrasser l'histoire totale, fouiller dans les coulisses du peuple. Une histoire réenracinée dans l'économique et le social et non pas seulement scandée par les grands discours, statuts et événements politiques. Elle s'incrit aux États-Unis dans cette tendance que l'on nomme subaltern studies,dont la vocation est de rétablir le poids historique des minorités et des dominés.

Notre vision de l'histoire de la science est arrimée à des mythes et des symboles, à l'anecdote d'un Newton découvrant la loi de la gravité en souffrant de la chute d'une pomme sur sa tête, à la fugure d'un Einstein réduisant l'énigme de l'espace et du temps à l'aide d'une simple équation. Nous avons spontanément tendance à voir la temporalité de la connaissance scientifique comme faite de «longues périodes d'ignorance et de désarroi, ponctuées de temps à autre par un «Eurêka!» chaque fois qu'un penseur de génie parvient à assembler une pièce du puzzle».

L'objectif de l'auteur est ici de déconstruire cette vision encomiastique et de rétablir l'élaboration du savoir dans sa réalité itérative, un savoir lentement constitué par des gens ordinaires en prise avec des problèmes souvent prosaïques. Ainsi du chasseur-cueilleur, du marin, du géomètre, du mineur, du forgeron, des marchands et artisans en tous genres qui auraient eu une influence bien plus déterminante que les grands noms que la science a gardé dans l'élabration et la consignation du savoir. Avant le chimiste, il y a le parfumeur; avant le physicien, le maçon; avant le mathématicien, le comptable; avant l'océanographe, le pêcheur; avant l'astronome, le navigateur, qui tirait le sillage de sa route dans l'ordonnencement des étoiles.

Les savants de métier n'auraient fait que de s'appuyer sur ce vaste matériau accumulé peu à peu pour parvenir à leurs «découvertes décisives»: la «capacité de Newton à "voir plus loin" n'est pas tant la résultante du fait qu'il se soit "juché sur les épaules des géants", que du fait qu'il se soit hissé sur le dos de milliers de petits artisans anonymes et illettrés.»La science serait donc une œuvre bien plus collective qu'on ne le croit ou que l'on voudrait nous le faire croire.

Clifford D Conner remonte d'abord aux peuples primitifs, souvent réduits à d'imbéciles superstitieux. L'auteur démontre que bien au contraire, ils avaient des connaissances précises sur des centaines d'espèces de plantes et d'animaux, qu'ils avaient classifiées tels de grands encyclopédistes, avec des hiérarchies et des découpages subtils. La zoologie, la botanique ont été engendrées par ces peuples, Arborigènes, Inuits, Bushmen. De même, l'on sait aujourd'hui quelle influence décisive à eu la pharmacopée des Amérindiens sur le développement de la médecine, eux qui les premiers ont réussi à extraire le curare, la quinine, qui sont aujourd'hi parmi les substances de base commercialisées par les grandes firmes pharmaceutiques.

L'auteur s'en prend donc au mythe du miracle grec, qui coïncide avec la constrcution et la prise de positions discursives «scientifiques» par une élite intellectuelle qui auraient d'un seul coup investit et systématisé la raison. Or, l'on sait aujourd'hui que Pythagore ou Hypocrate n'étaient que des labels regroupant une école de pensée nourrie d'une foule de matériaux observatoires antérieurs.

L'alliance de la science et du capital

L'évolution lente et équilibrée entre la science et le métiers subit une rupture au XIXe siècle, quand la civilisation capitaliste se met en place. Cette rupture se caractériserait par une monopolisation du savoir scientifique par les grandes firmes privées, par la mise en parallèle de la production de la connaissance et des flux financiers, ce dont nous n'avons peut-être pas complètement conscience en France, où le savoir est longtemps resté l'apanage d'une recherche financée par les deniers publics. Pour Conner, «ce n'est plus la satisfaction des besoins humains mais la recherche du profit qui détermina la production du savoir scientifique aux XIXe et XXe siècle.» C'est la rationalité même de la production du savoir qui change: d'objective et désintéressée, la science serait de plus ne plus articulée à des intérêts privés et distribuée pour le profit de quelques uns seulement. Un constat qui invalide ainsi la thèse hégélienne d'un progrès continu de la raison dans l'Histoire pour le bien de l'humanité en son ensemble. Dominée par les experts et obsédée par la puissance, l’efficacité, la rationalisation, l’accumulation et le profit, la science est détournée de ses visées humanistes. Une«science lourde» apparaît.

L'histoirien prend l'exemple actuel du secteur de «la grande pharma» et des sciences médicales aux États-Unis. La mainmise du grand capital sur le savoir pharmaceutique engendrerait un manque de fiabilité total des études scientifiques produites: «Un quart des scientifiques travaillant dans la recherche médicale ont un lien financier avec l'industrie. Et sans surprise, les conclusions que les chercheurs tirent de leurs travaux sont fortement liés à leurs partenariats commerciaux». Aperçu du mécanisme : «de connivence avec des cherucheurs universitaires en quête de subsides, certaines firmes pharmaceutiques, petites ou grandes, ont présenté des données scientifique biaisées, d'abord pour obtenir une autorisation réglementaire, ensuite pour inciter les médecins à prescrire leurs produits à des patients qui ne se doutent de rien». Clifford O. Conner dresse un constat sociologique simple: la privatisation du savoir par de grandes firmes privés l'évide de l'objectivité dont il est pourtant constitutivement censé faire l'objet. Plus que de rapports de vérité, le savoir pocéderait désormais de rapports de force économiques.

Dès lors, l'information médicale se changerait en simple marketing commercial :«Les revues médicales ont dégénéré en entreprises de blanchiment d'information pour l'industrie pharmaceutique (…), cela s'explique par le fait qu'elles appartiennent à des maisons d'édition scientifiques qui tirent d'énormes revenus des publicités des compagnies pharmaceutiques, et qui en sont demandeuses».Les opinions se vendent au plus offrant, le savoir est devenu une marchandise comme une autre, explique un scientifique américain. Un véritable négriat littéraire se met désormais en place, avec des figures discursives qui font autorité et qui se contentent de signer des articles qu'ils n'ont pas écrit, voire même lu.

Quid des instances de contrôle et de régulation, des organismes publics? Aux États-Unis, c'est l'Administration du contrôle alimentaire et pharmaceutique qui est censée veiller aux respect des normes sanitaires. Las, elle est «devenue une agence où les conflits d'intérêt sont devenus la norme», par l'intermède des différents lobbies notamment. Bien souvent, les experts censés garantir le respect de l'intérêt général sont aussi salariés par des labos privés et soumis à leurs intérêts particuliers, une situation dont l'affaire Servier a par ailleurs dévoilé la réalité en France. La régulation viendrait plutôt de l'action «par le bas» soit d'organisations non-gouvernementales soit de journalistes d'investigation indépendants; d'après l'auteur, c'est à eux que l'on doit d'avoir révélé la plupart des scandales sanitaires.

L'historien termine son panorama socio-historique par une analyse de la révolution numérique et des autoroutes de l'information qu'elle a dessiné. Il rappelle que «les programmeurs sont les artisans, les ouvriers, les bâtisseurs et les architectes de la société de l'information», dont le développement, encore aujourd'hui, procède des démarches itératives de l'individu lui-même et lui rendent une certaine autonomie. En informatique, la pratique semble plus décisive que la théorie. La programmation et le logiciel restèrent ainsi, des années durant, «le domaine de personne en marge du monde scientifique»; d'ailleurs, aux premiers temps de l'informatique, les ingénieurs vouaient un mépris indifférent aux programmeurs. Les langages «évolués» utilisés en informatique, comme le Fortran, le Cobol ou plus tard le Basic, rendirent peu à peu l'informatique accessible à un nombre croissant de non-spécialistes. Internet a été le lieu d'un savoir populaire et ouvert, dont témoigne aujourd'hui le développement des logiciels libres (qui commença au début des années 1990), qui ont la particularité d'avoi un code ouvert, c'est-à-dire lisible et amendable par tous. Pour Richard Stallmann, créateur de la Fondation pour le logiciel libre, «la conclusion était que le logiciel propriétaire était une mauvaise chose, qui désunit les gens et les maintient dans l'impuissance».

Au moment de conlure, Clifford D. Conner demeure cenpendant prudent: «c'est trop attendre d'une technologie que d'espérer que la prolifération des ordinateurs mènent à une quelconque libération». D'après, lui la technologie internet a été rapidement colonisé par les intérêts mercantiles des grands monopoles médiatiques. Elle aurait d'ailleurs plutôt servi à créer de nouvelles manières de travailler et de consommer que provoquer un réel renouvellement de l'engagement politique.

Au moment où il rédigeait son livre, les révolutions arabes, qui ont apporté un nouvel éclairage sur les potentialités politiques des micro-technologies de l'information, n'avaient cependant pas encore eut lieu.

---------------

Clifford D. Conner, Histoire populaire des sciences, Ed. L'échappée, Paris, 2011, 560 p., 28 euros.

Contre l'irrationnel, Bertrand Russel propose le doute

Publié le 09/05/2011 à 08:19 par adlibitum Tags : background livre image gif bonne amour roman pensée divers humour

 

Mathématicien, logicien et philosophe, Bertrand Russell (1872-1970) est l'un des esprits les plus brillants du Royaume-Uni. Auteur desPrincipia mathematica (1910-1913), ouvrage majeur de la logique moderne rédigé avec son ami Whitehead, et partisan d'une philosophie scientifique fondée sur l'analyse logique, il fut aussi un moraliste et un philosophe engagé. En 1916, son pacifisme lui coûte d'être démis de ses fonctions au Trinity College à Cambridge et d'être incarcéré quelques mois. Il recevra en 1950 le Nobel de littérature, pour avoir été "au travers de ses nombreux écrits le porte-parole de la libre pensée et des idéaux humanistes".

Dans ses Essais sceptiques, publiés en 1928, Russell propose, avec humour, une doctrine dont il craint qu'elle paraisse "terriblement paradoxale et subversive", à savoir qu'"il n'est pas désirable d'admettre une proposition quand il n'y a aucune raison de supposer qu'elle est vraie". Le scepticisme rationnel ne consiste pas à douter de tout, au point de ne plus pouvoir agir. Russell reconnaît tout résultat scientifique établi, non comme absolument certain, car, même s'ils sont d'accord, les spécialistes peuvent se tromper, mais "comme suffisamment probable pour fournir la base d'une action rationnelle".

En revanche, le degré de passion et d'intolérance avec lequel sont défendues les opinions religieuses et politiques pour lesquelles les hommes acceptent de se battre mesure précisément le manque de raisons logiques en leur faveur. Au fil de pages consacrées aux sujets les plus divers, la superstition, le bonheur, l'intolérance religieuse, l'éducation ou encore le puritanisme, Russell s'emploie à montrer que seule une bonne dose de scepticisme peut déjouer les illusions qui nous font adhérer aux croyances irrationnelles et croire, par exemple, que les actions guidées par la haine de l'autre sont en réalité commandées par l'amour de la justice. Ce plaidoyer sceptique pour la tolérance et la libre pensée repose sur la conviction qu'il est possible d'augmenter notre capacité à former des jugements rationnels et de promouvoir ainsi la morale authentique, fondée non sur l'envie et la restriction, mais sur le désir d'une vie pleine et la recherche du bonheur.

payer pour jouir, est-ce mal ?

Publié le 22/04/2011 à 19:13 par adlibitum Tags : soi femmes mort histoire fille travail enfants homme article image argent

Par PHILIPPE HUNEMAN Philosophe, chargé de recherches au CNRS et à l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques (IHPST)

 

 

 

 


La proposition de loi visant à pénaliser les clients de prostituées, présentée comme un effort pour protéger les femmes, repose en réalité sur la thèse morale suivante : il est mal de monnayer la jouissance. Les prostituées comme leurs clients ignoreraient cette vérité que le pouvoir entend donc leur faire reconnaître.

Les promoteurs de la loi argumentent ainsi : les prostituées étant des victimes de réseaux criminels les forçant à vendre leur corps, la pénalisation viendra donc les protéger. Il n’y a pourtant rien là de propre à la prostitution : beaucoup d’activités industrielles sont exercées par des ouvriers dans des conditions abominables, avec des conséquences délétères sur leur santé. La mondialisation implique qu’en achetant un vêtement ou un jouet, souvent fabriqué en Asie par des enfants horriblement mal payés, je soutiens ces pratiques. De même qu’il existe des «empreintes carbone», on pourrait imaginer une «empreinte pénibilité» pour mesurer l’effet du consommateur sur le ou les producteurs du bien consommé. A cette aune, pas sûr que le client de prostituées s’avère plus nocif que l’acheteur avisé de jouets Mattel. Entre la prostitution et le commerce, la différence serait donc purement morale. Or, si elle n’est pas nécessairement fausse, cette position morale doit, comme n’importe quelle autre position morale, être discutée.

Hypothèse 1. L’exceptionnalisme de la prostitution : coucher pour de l’argent serait essentiellement différent de tous les autres rapports sexuels. Cette discontinuité entre prostitution et autres formes de sexe n’est pourtant pas si claire. En vérité, on couche souvent pour quelque chose, que ce soit une reconnaissance symbolique, une aide, une promotion, un réconfort narcissique, etc., ou parfois pour une rétribution à recevoir au long de sa vie. De nombreuses sociétés traditionnelles estiment que le mari doit subsistance (donc argent) à l’épouse, en échange du sexe conjugal. Une visioncontinuiste du sexe est donc plus réaliste : un rapport sexuel, ce serait échanger entre du sexe et autre chose, X ; dans le cas de la prostitution, simplification extrême de cette structure, X est une somme d’argent, échangée contre un acte sexuel spécifique.

Hypothèse 2. Le manque comme moteur : le client serait un prolétaire du sexe, qui n’a que la prostitution pour satisfaire un besoin (non un désir). C’est pourquoi nos députés envisagent comme seule possible utilité sociale de la prostitution une diminution des viols (sans prostitution, le besoin irait se rabattre sur des formes criminelles de satisfaction), pour invoquer ensuite des chiffres montrant l’inverse. Mais l’hypothèse du manque est absurde parce qu’elle ignore les mille raisons possibles de vouloir un rapport tarifé.«Je ne paye pas les filles pour qu’elles viennent mais pour qu’elles s’en aillent…», disait Charlie Sheen.

Même en restant neutre sur ces hypothèses, le cœur de la proposition est la thèse morale : «Payer (ou être payé) pour jouir (ou faire jouir), c’est mal.» Mais pourquoi ? Une fille (ou un homme) peut toujours préférer gagner, en écartant les jambes cinq minutes, ce qu’on gagnerait en faisant un travail fatigant pendant trois jours - le discours usuel des prostituées qui s’expriment avance cette simple raison pour leur libre choix. Certes on peut trouver ça moche, y préférer le travail pénible : ce choix repose sur des valeurs personnelles («mon sexe ne s’ouvre qu’à celui que j’aime, etc.»), il est statistiquement majoritaire, sûrement plus décent, mais en quoi est-il moralement bon ?

On invoque souvent la location du corps pour condamner la prostitution. Or s’il est illégitime d’être payé pour laisser entrer quelque chose à l’intérieur de son corps, alors il faut interdire les volontaires pour essais médicaux, toujours rétribués. Il ne s’agit donc pas simplement du corps ici mais du sexe, supposé être moralementspécial : ce serait le lieu de mon corps qui concentrerait l’essence de ma personne. Mais en quoi mon sexe est-il toute ma personne ? En quoi mon sexe serait-il plus «moi-même» que mon cerveau ? Or, personne n’objecte à ce que je me fasse payer pour des prestations de mon cerveau. Sans doute, du point de vue psychologique, coucher pour de l’argent est-il moins anodin que d’autres activités rétribuant un usage du corps, parce que le sexe a un rôle crucial dans l’histoire psychologique du sujet : faire l’amour n’est pas émotionnellement comme réparer un robinet. Mais thanatopracteur aussi est un métier particulier, au regard de la signification psychologique de la mort - ce n’est pas pour autant immoral. Dans aucun des cas, la singularité psychologique indéniable de l’activité n’entraîne une particularité morale.

L’équation «dignité de la personne = sexe» était déjà au cœur du diagnostic de Michel Foucault dans l’Histoire de la sexualité: pour nous modernes, postfreudiens, ou post-kinseyiens, la vérité du sujet se trouve dans son sexe. Reste que c’est là une explication historique de la thèse («pourquoi semble-t-elle aller de soi ?»), et non un argument en sa faveur. En quoi donc mon sexe est-il tellement moi-même que consentir à le louer reviendrait, logiquement, à me faire volontairement esclave ? En l’absence d’une réponse évidente, la charge de la preuve est à celui qui soutient la proposition ; nul parmi les tenants de la loi ne l’a fournie. Je tiens donc pour l’instant la thèse morale pour infondée.